STÉPHANE MALLARMÉ

LES FENÊTRES




I1
2
3
4

Las du triste hôpital et de l'encens fétide
Qui monte en la blancheur banale des rideaux
Vers le grand crucifix ennuyé du mur vide,
Le moribond, parfois, redresse son vieux dos,

II5
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7
8

Se traîne et va, moins pour chauffer sa pourriture
Que pour voir du soleil sur les pierres, coller
Les poils blancs et les os de sa maigre figure
Aux fenêtres qu'un beau rayon clair veut hâler.

III9
10
11
12

Et sa bouche, fiévreuse et d'azur bleu vorace,
Telle, jeune, elle alla respirer son trésor,
Une peau virginale et de jadis ! encrasse
D'un long baiser amer les tièdes carreaux d'or.

IV13
14
15
16

Ivre, il vit, oubliant l'horreur des saintes huiles,
Les tisanes, l'horloge et le lit infligé,
La toux. Et quand le soir saigne parmi les tuiles,
Son œil, à l'horizon de lumière gorgé,

V17
18
19
20

Voit des galères d'or, belles comme des cygnes,
Sur un fleuve de pourpre et de parfums dormir
En berçant l'éclair fauve et riche de leurs lignes
Dans un grand nonchaloir chargé de souvenir !

VI21
22
23
24

Ainsi, pris du dégoût de l'homme à l'âme dure,
Vautré dans le bonheur, où tous ses appétits
Mangent, et qui s'entête à chercher cette ordure
Pour l'offrir à la femme allaitant ses petits,

VII25
26
27
28

Je fuis et je m'accroche à toutes les croisées
D'où l'on tourne le dos à la vie et, béni,
Dans leur verre lavé d'éternelles rosées
Que dore le matin chaste de l'Infini,

VIII29
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31
32

Je me mire et me vois ange ! Et je meurs et j'aime
- Que la vitre soit l'art, soit la mysticité -
À renaître, portant mon rêve en diadème,
Au ciel antérieur où fleurit la beauté !

IX33
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35
36

Mais, hélas ! Ici-bas est maître : sa hantise
Vient m'écœurer parfois jusqu'en cet abri sûr,
Et le vomissement impur de la Bêtise
Me force à me boucher le nez devant l'azur.

X37
38
39
40

Est-il moyen, ô Moi qui connais l'amertume,
D'enfoncer le cristal par le monstre insulté,
Et de m'enfuir, avec mes deux ailes sans plume,
- Au risque de tomber pendant l'éternité ?

(Album de vers et de prose, Bruxelles : Librairie nouvelle, 1887;  Gallica)
Stéphane Mallarmé - mallarme.de
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Variantes

v. 27: verre,
v. 29: songe au lieu de meurs
v. 37: mon Dieu au lieu de ô Moi




«[...] nous ne sommes que de vaines formes de la matière - mais bien sublimes pour avoir inventé Dieu et notre âme. [...] ces glorieux mensonges [...]
le Rien qui est la vérité.
[...] mon volume Lyrique [...] tel sera peut-être son titre, La Gloire du Mensonge, ou Le Glorieux Mensonge

(À Henri Cazalis, [28 avril 1866]. - In : Œuvres complètes ; hrsg. von Bertrand Marchal ; Bd. I - [Paris] : Gallimard, 2003 ; S. 696)